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La nouvelle avait surpris Eve au beau milieu d’un repas raffiné et bien arrosé en tête à tête avec son amie Mavis. Quand Summerset, plus lugubre que jamais, lui avait tendu le vidéophone portable, un mauvais pressentiment l’avait assaillie. Le droïde de garde au standard du Central avait confirmé ses craintes. Mon Dieu, avait-elle songé, le cerveau embrumé par l’alcool et la culpabilité, l’assassin s’est trompé de cible ! C’était moi qui devais servir d’appât.

Par bonheur, l’antidote miracle de Mavis avait eu l’effet dégrisant qu’elle lui avait promis. Quand Eve arriva sur Broadcast Avenue, le quartier des chaînes de télévisions, elle avait au moins l’esprit clair. S’arrêtant devant l’élégant gratte-ciel de Channel 75, porte est, elle constata avec soulagement que les policiers avaient déjà bouclé le secteur. La nouvelle du drame s’était répandue comme une traînée de poudre dans les rédactions des nombreuses chaînes voisines et les journalistes se pressaient déjà autour du périmètre évacué.

Elle épingla son insigne sur sa veste de cuir et hâta vers la bâche en plastique qui recouvrait le corps. Ignorant le sang qui formait une mare poisseuse à ses pieds, Eve s’accroupit près de la victime et souleva doucement la bâche. Un frisson glacé la parcourut de la tête aux pieds : l’imperméable bleu de Nadine... Il lui fallut tout son sang-froid pour dégager la capuche qui dissimulait le visage de la journaliste. Elle faillit laisser échapper un cri de surprise en découvrant une inconnue.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle, abasourdie, au policier qui montait la garde près du cadavre.

— Louise Kirski, monteuse Channel 75, lui apprit la jeune femme en uniforme, sortant un carnet de la poche de son imperméable noir. Son corps a été découvert à environ vingt-trois heures quinze par C. J. Morse. C’est là qu’il a vomi, poursuivit-elle avec une moue dédaigneuse, désignant le caniveau. Il s’est précipité en hurlant comme un fou par cette porte et a alerté les agents de sécurité de l’aile est. Appel reçu dans mon véhicule à vingt-trois heures vingt-deux. Arrivée sur les lieux à vingt-trois heures vingt-sept.

— Vous avez fait vite, agent... ?

— Peabody, lieutenant. J’étais en patrouille sur la Première Avenue. J’ai constaté l’homicide, condamné la porte est et appelé des renforts. 

Eve approuva d’un hochement de tête et leva les yeux vers le gratte-ciel de Channel 75.

— Vous avez vu des caméras ?

— A mon arrivée, j’ai dû faire évacuer plusieurs journalistes, répondit l’officier de police, les lèvres pincées. Selon moi, ils ne se sont pas gênés.

Les mains protégées par du silicone en spray, Eve procéda à la fouille du corps. Un peu de monnaie, un portable coûteux fixé à la ceinture. Aucune blessure d’autodéfense, aucune trace d’agression ou de lutte, enregistra-t-elle consciencieusement, le cerveau en ébullition.

— J’attends le capitaine Feeney. Quand il arrivera, dites-lui de me rejoindre à l’intérieur. Et prévenez le légiste qu’il peut y aller.

— A vos ordres, lieutenant.

— Quant à vous, agent Peabody, je compte sur vous pour tenir ces journalistes à distance, ajouta Eve, ignorant les questions qui fusaient et les crépitements des flashes par-dessus les écrans de protection jaunes et noirs.

Évacué par la police, le hall était presque désert.

— C. J. Morse ? demanda Eve au gardien derrière l’élégant comptoir d’accueil.

— Niveau six, section huit. Il est monté il y a quelques minutes.

Quand l’ascenseur s’ouvrit au niveau six, Eve fut assaillie par le brouhaha frénétique de la salle de rédaction en pleine effervescence. Aussitôt, son regard fut attiré par écrans géants occupant tout un mur de la pièce immense : devant le panorama de Manhattan trois dimensions, Nadine Furst intervenait en direct, élégante et professionnelle jusqu’au bout des ongles. Son regard dirigé droit sur l’objectif semblait capter celui d’Eve.

— « A nouveau cette nuit un meurtre incompréhensible Louise Kirski, une technicienne de notre chaîne, vient d’être assassinée à quelques pas de nos studios. »

Nadine ajouta quelques détails, puis la caméra cadra C. J. Morse. Eve pesta intérieurement : elle s’attendait à un coup de ce genre.

— « Une nuit comme tant d’autres à Manhattan, commença le journaliste avec une gravité de circonstance. Et pourtant, malgré les efforts de nos forces de police, la mort a encore frappé. Le destin a voulu que je découvre ce drame atroce peu avant votre journal de la nuit. (Il marqua une pause stratégique et le cadre de la caméra se resserra sur son visage.) J’ai trouvé le corps de Louise Kirski au bas des marches de Channel 75. Elle avait la gorge tranchée et se vidait de son sang sur le trottoir battu par la pluie. C’est sans honte que j’avoue mon horreur et ma révolte devant cette macabre découverte. Pétrifié, je ne pouvais détacher mon regard de la malheureuse, incapable de croire à la mort de cette femme que je connaissais et avec laquelle j’avais eu plusieurs fois le privilège de travailler. »

Son visage grave et pâle céda la place à un gros plan du cadavre.

Ils n’ont pas perdu de temps, songea Eve, écœurée.

— Où est le studio ? demanda-t-elle au journaliste le plus proche, concentré sur son ordinateur.

— Pardon ? fit celui-ci en levant le nez.

— Où est ce maudit studio ? répéta-t-elle, furieuse, avec un geste du menton en direction des écrans.

— Euh... niveau douze studio A.

Elle fonça vers l’ascenseur à la seconde où Feeney en émergeait.

— Il t’en a fallu un temps, fit-elle remarquer d’un ton acerbe sans même s’arrêter.

— J’étais en famille dans le New Jersey. J’ai dû revenir en catastrophe, se justifia le capitaine en lui emboîtant le pas.

— Je veux que ce maudit reportage soit censuré.

Feeney se gratta la tête avec scepticisme.

— On pourrait au mieux essayer de faire confisquer les images tournées sur le lieu du crime. De toute façon, ils les récupéreront au bout de quelques heures, poursuivit-il avec un haussé d’épaules devant le regard noir de sa collègue.

— Je compte sur toi. Il me faut aussi toutes les données disponibles sur la victime. Transmets-les directement à mon bureau.

— Pas de problème. Autre chose ?

Ils sortirent de l’ascenseur et Eve fronça les sourcils devant la porte blindée du studio A.

— Accompagne-moi là-dedans. Il se peut que j’aie besoin de renfort.

La porte était fermée et le signal d’antenne au rouge. Réprimant l’envie de faire sauter la serrure d’une décharge de laser bien ajustée, Eve enfonça le bouton d’urgence et attendit.

— Tournage en cours, répondit une voix électronique sirupeuse censée être apaisante. Puis-je vous renseigner ?

— Police ! répondit Eve, brandissant son insigne devant le minuscule écran du scanner.

— Un moment, lieutenant Dallas. Nous traitons votre demande.

— Ouvrez cette maudite porte ou je me verrai dans l’obligation de la défoncer conformément à  l’article 83B, alinéa J du code d’intervention d’urgence !

L’ordinateur émit un léger bourdonnement.

— Ouverture de la porte. Veuillez rester silencieux et ne pas franchir la ligne blanche. Merci.

Suivie de Feeney, Eve s’engouffra à l’intérieur du studio climatisé et frappa bruyamment sur la vitre qui donnait sur le plateau. A l’intérieur de la régie, le directeur d’antenne blêmit et porta ‘index à sa bouche. Eve brandit à nouveau son insigne. De mauvaise grâce, il leur ouvrit la porte et leur fit signe d’entrer.

— Nous sommes en direct, leur souffla-t-il d’un ton réprobateur.

— Passez les pubs, lui ordonna Eve.

— Il n’y a pas de bande publicitaire prévue dans cette émission.

— Passez les pubs, bon sang ! Ou je vous fais interdire d’antenne !

— Écoutez, lieutenant...

— C’est vous qui allez m’écouter ! l’interrompit-elle, excédée. Je dois interroger le témoin d’un crime. Alors faites-le sortir du studio, et plus vite que ça ! Sinon je révèle à vos concurrents que Channel 75 fait obstruction dans l’enquête sur l’homicide d’un de ses propres salariés ! Imaginez un peu les records d’audience !

Avec un long soupir, le directeur d’antenne se pencha sur son micro.

— Conclus, C.J. Lancement générique et bande publicitaire, ajouta-t-il à l’adresse des techniciens.

L’œil mauvais, il se retourna vers Eve.

— Vous aurez affaire aux avocats de la chaîne, lieutenant Dallas.

Ignorant sa menace, Eve fit irruption sur le plateau et fondit droit sur Morse.

— C’est une violation flagrante de notre droit à l’...

— Pour l’instant, votre seul droit est de prévenir votre avocat et de lui donner rendez-vous au Central ! l’interrompit Eve.

Le journaliste devint pâle comme un linge.

— Vous m’arrêtez, lieutenant ? De quel droit ? Vous commettez une terrible erreur judiciaire !

— Cessez de vous exciter, Morse ! Pour l’instant, je vous emmène comme témoin.

Elle foudroya Nadine du regard.

— Quant à vous, je crains que vous ne deviez continuer seule.

— Je vous accompagne, décida la journaliste qui ôta son oreillette pour ne pas entendre les cris de protestation en régie. Je suis sans doute la dernière personne à lui avoir parlé.

 

 

— Eh bien, Morse, je vous tiens enfin, commença Eve avec une satisfaction non dissimulée. Confortablement installé ?

Malgré son teint légèrement verdâtre, il gratifia Eve d’un sourire narquois.

— Vous auriez besoin d’un décorateur. Cette salle d’interrogatoire est sinistre.

— Nous y penserons dans le prochain budget.

Le journaliste prit le verre d’eau posé sur la table qui les séparait et but une gorgée.

— Suis-je sous le coup d’une quelconque inculpation, lieutenant ?

— Pas pour l’instant, dit-elle en se calant dans son fauteuil. Racontez-moi dans les détails ce qui s’est passé.

Morse but à nouveau comme s’il avait la gorge sèche.

— Je présentais le journal de minuit avec ma collègue. A mon arrivée à la chaîne...

— A quelle heure ?

— Vers vingt-trois heure quinze. Je suis passé par la porte est. C’est le chemin le plus direct jusqu’à la salle de rédaction. Comme il pleuvait à verse, je suis sorti en courant de ma voiture. A cet instant, j’ai distingué une forme étendue au bas des marches. (Il se prit la tête entre les mains et se massa les tempes avec lassitude.) J’ai d’abord pensé à un ivrogne qui aurait fait une chute.

— Vous n’avez pas reconnu la victime ?

— Il y avait cette grande capuche qui recourait son visage. J’ai commencé à la soulever et c’est là que j’ai vu sa gorge, expliqua-t-il avec un violent frisson. Tout ce sang...

— Avez-vous bougé le corps ?

Non. Elle était allongée là, les yeux exorbités. Seigneur, c’était atroce... (Il ferma les yeux, prenant visiblement sur lui pour retrouver son sang-froid.) J’en ai eu la nausée. Vous devez me trouver faible, lieutenant, mais certaines personnes sont plus sensibles que d’autres. C’est une réaction somme toute humaine. Tout ce sang... et ce regard... mon Dieu ! Je me suis précipité à l’intérieur et j’ai prévenu le gardien.

— Connaissiez-vous la victime ?

— Bien sûr. Elle était la collaboratrice attitrée de Nadine, mais il lui arrivait de travailler pour moi et d’autres. Dans l’équipe de montage, c’était une des meilleures. (Il prit la carafe sur la table et se resservit un verre d’eau.) Quel drame... Il n’avait aucune raison de la tuer. Aucune.

— Avait-elle l’habitude d’emprunter la porte est à cette heure ?

— Je l’ignore. A mon avis, non. Elle aurait du se trouver en salle de montage, répondit-il d’un ton réprobateur.

— Étiez-vous intime avec la victime ?

C. J. Morse plissa le front.

— Ça vous plairait de me coller ce meurtre sur le dos, je me trompe ?

— Contentez-vous de répondre aux questions.

— Je vous l’ai dit, c’était une excellente collaboratrice, point final. Elle avait un ami, un certain Bongo dont elle parlait souvent.

— Quel a été votre emploi du temps avant vingt-trois heures quinze, heure de votre arrivée à Channel 75 ?

— Après un repas avec des amis, je suis rentré chez moi vers vingt heures. Quand j’assure le journal de minuit, je dors toujours une heure ou deux avant. J’ai quitté mon appartement à vingt- trois heures. Je suis arrivé un peu plus tard que d’habitude à cause du mauvais temps.

Effondré, le journaliste posa les coudes sur la table et se prit la tête entre les mains.

— Avez-vous aperçu quelqu’un près du corps ? poursuivit peu convaincue par les accès larmoyants du journaliste.

— Non, je ne crois pas. Je n’ai vu que Louise.

— Merci. Nous allons en rester là, monsieur Morse.

Le journaliste avala d’un trait un dernier verre d’eau.

— Vous pouvez partir, continua Eve, mais gardez à l’esprit que vous êtes le témoin numéro un. Si vous m’avez caché quoi que ce soit concernant cette enquête, je vous fais inculper pour dissimulation de preuve. Oh, j’allais oublier, ajouta-t-elle avec un sourire narquois, donnez-moi donc les noms de vos amis. Je n’imaginais pas que vous en aviez.

 

 

Le regard glacial, Eve fit entrer Nadine Furst dans la salle d’interrogatoire. Sans un mot, elle lui désigna le fauteuil et lui versa de l’eau dans un verre propre.

— Vous n’avez pas perdu de temps.

Les mains crispées sur ses genoux, Nadine ignora le verre d’eau.

— C’est mon travail. Vous faites le vôtre et moi le mien.

— Informer nos concitoyens à n’importe quel prix, c’est ça ?

— Je me moque de votre opinion à mon sujet.

— Tant mieux parce que, en ce moment, elle n’est pas brillante, rétorqua celle-ci.

Pour la deuxième fois, elle déclencha l’enregistrement et procéda aux déclarations d’usage.

— Quand avez-vous vu Louise Kirski pour la dernière fois vivante ?

Visiblement ébranlée, Nadine Furst prit une longue inspiration et fixa un point dans le vague, au-dessus de l’épaule d’Eve.

— Nous venions de terminer un reportage en salle de montage pour le journal du soir. Comme nous étions en avance, nous avons discuté quelques minutes. Louise était une femme heureuse. Elle s’apprêtait à emménager avec son petit ami qu’elle adorait.

Elle marqua une pause, la gorge serrée par l’émotion.

— Louise n’avait plus de cigarettes. Elle aimait bien fumer pendant les pauses, même si c’est interdit. Tout le monde fermait les yeux. Elle est descendue en acheter. Je devais téléphoner, sinon, je l’aurais accompagnée. Elle ne serait pas sortie seule.

— Aviez-vous l’habitude de quitter l’immeuble ensemble avant vos émissions ?

— Non. En général, je sors boire un café dans un bar tranquille sur la Troisième. J’aime bien décompresser un peu, surtout avant le journal de minuit.

— Est-ce une habitude régulière ?

— Oui, répondit la journaliste en baissant la tête. Mais ce soir, j’avais quelques communications à passer et il pleuvait des cordes. (Elle leva vers Eve un regard bouleversé.) Je lui ai prêté mon imperméable. Elle est morte à ma place. Vous le savez aussi bien que moi.

— En voyant votre manteau, j’ai moi aussi cru que c’était vous.

— C’est terrible. Le meurtrier l’a prise pour moi.

— C’est sans doute ce qui s’est produit, en effet, approuva Eve, le regard sombre. Avec la pluie et la capuche, il vous aura confondues. En tout cas, il a agi avec beaucoup d’audace. Il s’est écoulé à peine dix minutes entre le moment où Louise a salué le gardien et celui où Morse a découvert le corps. Je serais prête à parier qu’il voulait que son crime passe au dernier journal.

— Et sans le savoir, je serais rentrée dans son jeu, c’est ça ? s’exclama Nadine, choquée.

— Oui, vous et Morse, approuva Eve avec un hochement de tête.

— Qu’imaginez-vous donc Dallas ? Que j’ai agi de gaieté de cœur ? s’emporta la journaliste d’une voix rauque. Croyez-vous qu’il m’était facile d’annoncer sa mort en direct alors qu’elle gisait encore sur le trottoir ?

Nadine ne put contenir sa peine plus longtemps. Des larmes coulèrent le long de ses joues, laissant de fins sillons sur son maquillage.

— Je ne suis pas une journaliste sans cœur, articula-t-elle entre deux sanglots. Louise était mon amie.

Dissimulant son émotion derrière un masque imperturbable, Eve poussa le verre d’eau vers, la journaliste.

— Buvez, ça vous fera du bien.

Nadine prit le verre à deux mains et avala une longue gorgée. Eve revint à la charge d’un ton accusateur.

— Vous avez vu le corps. Vous vous êtes précipitée sur le trottoir.

— Il fallait que je la voie répondit la journaliste, les yeux embués de larmes. C’était personnel, Dallas. A l’annonce de sa mort, je n’ai pas voulu y croire.

— Comment avez-vous appris le drame ?

— Un collègue a entendu Morse hurler au gardien que quelqu’un venait d’être assassiné devant l’immeuble. La nouvelle a vite fait le tour J’ai interrompu ma communication et je suis descendue. Je suis arrivée avant les caméras... et la police, dit-elle avec un sourire éteint.

— Au risque de détruire des indices sur place fit remarquer Eve sur un ton de reproche. Enfin le mal est fait... Quelqu’un a-t-il touché le corps ?

— Non, personne n’a été aussi stupide. De toute façon, la mort était évidente. Nous avons quand même prévenu une ambulance. La première patrouille de police est arrivée au bout de quelques minutes. Nous avons dû évacuer les lieux. J’ai dit à une femme policier qu’il s’agissait de Louise, puis, comme dans un brouillard, je suis montée préparer mon reportage. Et pendant tout ce temps, je pensais : la victime devait être moi C’est nous qui l’avons tuée, Dallas. Vous et moi.

— J’imagine qu’il va nous falloir vivre avec, répondit Eve, refoulant à grand-peine un oppressant sentiment de culpabilité.